St-P<étersbourg>. 14 juin
C’est encore à Moscou que je t’adresse cette lettre dans l’espoir qu’elle pourra encore t’y trouver. — Je suis heureux de pouvoir te dire en l’honneur de jour de la fête de Dima que le pauvre garçon va beaucoup mieux, et que le médecin qui l’a vu hier lui a dit qu’il pourrait sortir demain, en voiture. Hier et avant hier toute la famille Melnikoff l’a visité et lui a promis de revenir aujourd’hui. — C’est après demain qu’elle se transporte à Oranienbaum où j’espère pouvoir sous peu de jours leur amener leur enfant d’adoption.
Hier a été célébré le jubilé — puisque c’est ainsi que cela s’appelle — du cher Prince. A onze heures nous étions tous réunis dans la chapelle du Ministère où se sont dites les prières, après quoi nous nous sommes transportés dans les grands appartements où était déposé le fameux album, contenant 460 portraits, tous perdus pour la postérité. Là, au milieu d’un cercle, formé autour du jubilaire, son adjoint Westman a lu l’adresse. Mais jusqu’à ce moment pas la moindre nouvelle de sa nomination de Chancelier. On se livrait à toute sorte de conjectures, l’incertitude devenait angoissante, lorsque tout à coup, au milieu de ce silence qui devenait embarrassant, une voix ferme et claire a annoncé l’arrivée d’un rescrit Impérial. C’était sous forme de dépêche télégraphique un billet très affectueux de l’Emp<ereur>, lui annonçant sa nomination au titre de Chancelier… Jomini en a fait la lecture, et pendant qu’il lisait, je regardais la bonne figure de ce pauvre cher vieux, arrivé au comble des honneurs et n’ayant dans ce genre-là plus rien en perspective que les magnificences d’un enterrement de Chancelier — il avait de la peine à refouler ses larmes. — Et ce qui prouve, combien c’est une nature bonne et sympathique, c’est qu’autour de lui l’attendrissement était général… Quand je me suis approché de lui, pour le féliciter, nous nous sommes embrassés comme deux pauvres. — Aujourd’hui je dîne chez lui, et j’aurai des détails sur la réception des dames.
Je voudrais bien savoir, comment tu vas, et si tu parles toujours encore du nez, autant que tu le faisais ici. — Salue tout le monde de ma part et préviens ceux, à qui tu as pu communiquer mes nouvelles d’hier, qu’elles sont très sujettes à caution.
Que Dieu te garde.
С.-Петербург. 14 июня
Это письмо я опять-таки посылаю тебе в Москву в надежде, что оно еще застанет тебя там. — Я очень рад возможности ознаменовать день рождения Димы сообщением, что бедному мальчику гораздо лучше и что доктор, осматривавший его вчера, разрешил ему прокатиться завтра в карете. Вчера и третьего дня к нему всею семьей заходили Мельниковы и обещались вновь навестить его сегодня. — Послезавтра они переезжают в Ораниенбаум, куда я надеюсь вскорости доставить им их приемное чадо.
Вчера был отпразднован юбилей — ибо так это называется — милейшего князя. В одиннадцать часов мы все собрались в церкви Министерства, отстояли молебен, после чего перекочевали в парадные апартаменты, где был выставлен пресловутый альбом, содержащий 460 портретов, ни один из которых ничего не скажет потомкам. Тут присутствующие столпились вокруг юбиляра, и его помощник Вестман прочел адрес. Однако все еще не было никакого сообщения о назначении князя канцлером. Строились всевозможные догадки, неизвестность становилась тягостной, как вдруг, среди общего неловкого молчания, твердый и чистый голос возвестил о прибытии императорского рескрипта. Это была очень сердечная телеграмма государя, объявляющая юбиляру о даровании ему звания государственного канцлера… Жомини прочел ее вслух, и, пока он читал, я смотрел на доброе лицо бедного милого старика, который достиг вершины почета и не может ожидать ничего более в том же роде, кроме великолепных похорон, подобающих канцлеру, — он с трудом удерживал слезы. И все вокруг него были растроганы, что доказывает, какая это хорошая и симпатичная натура… Когда я подошел к нему с поздравлениями, мы обнялись, как два бедняка. — Сегодня я буду обедать у него и расспрошу в подробностях о встрече с дамами.
Мне хотелось бы знать, как твое здоровье, и если ты все еще говоришь в нос, то с равным успехом ты могла бы делать это здесь. — Кланяйся всем от меня и предупреди тех, кому вздумаешь передать мои вчерашние новости, что они нуждаются в проверке.
Да хранит тебя Господь.
St-P<étersbourg>. Mercredi. 21 juin 1867
On dirait, ma fille chérie, que nous nous sommes entièrement perdus de vue. Et cependant rien n’est moins vrai, et je suis plus que jamais impatient de te revoir. J’aspire à me retrouver entre ton mari et toi sous les ombrages bien connus du jardin Pogodine, enveloppé, au physique et au moral, de cette atmosphère d’été de Moscou qui m’est si chère, où il y a tant d’air, de lumière et de sons de cloche. J’ai hâte d’aller ressaisir tout cela, toi y comprise — et je n’attends que le départ très prochain de Valoujeff, pour m’en aller. — Je me sens très seul ici en ce moment. Hier Dmitry même m’a quitté, pour aller s’établir à Oranienbaum, sous l’aile des Melnikoff — et ce dernier départ a complété mon isolement, en dépit de toutes les courses, invitations à dîner, etc. Je suis un peu comme un homme qui, tout habillé qu’il est, se sentirait nu, parce qu’il n’aurait pas de chemise sur le corps…
Mais passons à des choses moins personnelles et plus intéressantes… Le retour du P<rinc>e Gortchakoff et tout ce que j’ai appris de lui m’a confirmé dans mes appréciations antérieures. — La visite à Paris avec tout cet accompagnement de fêtes et d’incidents n’a été après tout qu’une fantasmagorie historique qui n’a eu aucune prise, mais pas la moindre, sur les faits contemporains, et qui, néanmoins, n’a pas manqué d’un certain caractère et d’une certaine portée. L’impression personnelle, produite par l’Empereur sur les masses françaises, a été très réelle, en dépit de toutes les préventions et de tous les mensonges… Cela n’aura, comme de raison, aucun résultat pratique dans le moment donné, mais il aura été constaté une fois de plus qu’il existe une affinité entre le fond humain de la nature russe, dont l’Emp<ereur> certainement est l’un des meilleurs représentants, et les quelques bons instincts qui survivent encore dans le peuple en France. Le voisinage de l’élément allemand n’aura pu que faire ressortir encore davantage par le contraste cette affinité. — Mais tout ceci n’aura aucune action immédiate sur les événements qui se préparent, portant avec eux toute sorte de crises et de calamités — et qui feront un jour apparaître dans une si singulière lumière toutes ces fêtes babyloniennes qui les auront précédées… La Providence, en grande artiste qu’elle est, nous ménage là un effet de théâtre des plus saisissants…
La société est minée et c’est au-dessus de cette mine, déjà toute chargée, que se produisent tous ces simulacres d’une humanité triomphante dans sa civilisation, en s’embrassant dans la paix et la fraternité… Témoin, l’attitude des gouvernements européens vis-à-vis de ce qui se passe en Orient, au moment où l’on se dispose à fêter le Sultan à Paris et à Londres — ceci est le fait des pouvoirs… et témoin — quant aux peuples — la révélation de ce régime d’assassinats, à la manière polonaise, qui vient d’être signalé dans les rangs de la classe ouvrière de l’Angleterre, la même classe qui va sous peu devenir la maîtresse du pays.
Voilà certes des sujets d’articles à perte de vue pour la Москва qui va renaître, et dont ici tout le monde attend la résurrection avec impatience… C’est une voix dont le silence même était écouté, et dont on aura d’autant plus de plaisir à entendre la parole et l’accent… Il me semble que dans les circonstances données il sera facile à la Москва d’éviter les écueils les plus dangereux. — En effet, plus que jamais la question à l’ordre du jour est la question slave qui dans son infinie variété embrasse et enveloppe toutes les autres, et sur ce terrain-là on peut impunément se donner libre carrière.